Cette étude montre, à travers une analyse linguistique et sémiotique, comment différentes traductions et adaptations du texte Menschenhaß und Reue d’August von Kotzebue éliminent bon nombre de détails prosaïques, en simplifiant, en lissant et en unifiant le parler des personnages. Les versions / adaptations françaises réduisent le côté sensuel, érotique, burlesque, désinvolte de l’original. L'étude montre aussi comment les traducteurs français Julie Molé et Antoine-François Rigaud effacent délibérément toute la critique sociale et politique présente chez Kotzebue. En supprimant cette facette à résonance sociétale et historique les traducteurs s’affranchissent du contexte contemporain afin de pouvoir plus librement mettre l’accent sur l’émotivité et sur l’intériorisation des ‘bons’ sentiments – générosité, sincérité, fidélité dans l’âme – des personnages principaux. Ils contribuent ainsi, y compris par instauration de l’unité de lieu qu’effectue également Rigaud, à « la rémanence des anciens canons esthétiques » et, par là, à l’« l’ambigüité du répertoire révolutionnaire », selon la formule de Martial Poirson, où se côtoient pièces politiques critiques ou comiques et burlesques et d’autres inspirées de l’esthétique classiciste, jusque dans le choix des milieux sociaux mis en scène.
A partir de plus de 200 cas de spectacles de curiosités à Marseille sous l'Empire, cette contribution essaie de retracer les origines des artistes, leur emplacement dans la ville, la nature des divertissements qu'ils proposent, leur image sociale. Elle montre combien derrière les marionnettes, les statues de cire, les crèches, les ménageries, se jouent la propagande impériale, la reconquête catholique, les interrogations d'une humanité inquiète de son statut, des limites de l'animalité, de l'univers et des nations - jusqu'à la xénophobie et aux a priori raciaux.
Au cours du XVIIIe siècle, du centre vers les périphéries de la capitale, l’urbanité parisienne se vivait au rythme de réaménagements incessants qu’imposaient les nombreuses occasions de se réjouir pour la Couronne, qu’il s’agisse d’une naissance ou d’une victoire militaire. L’organisation des réjouissances monarchiques dans la capitale exigea de penser l’espace urbain comme profondément hybride, dans la mesure où le spectacle de la joie publique avait lieu dans des endroits plus ou moins attribués, et toujours aménagés pour l’occasion. Au-delà de la place de Grève, le spectacle très particulier de la joie publique se déroulait dans des ruelles, des carrefours encombrés, à l’ombre d’églises ou de piloris bien en vue. Pensés temporairement pour accueillir la variété des manifestations de joie, ces espaces étaient par définition hybrides, dès lors qu’ils n’étaient plus envisagés par les autorités urbaines comme strictement réservés aux activités artisanales et marchandes. Certains spectacles inédits, à l’instar des salles de bal éphémères pour le mariage du Dauphin en février 1745 ou des chars ambulants pour son second mariage en 1747, permettent d’envisager l’existence d’autres formes scéniques des manifestations de joie officielles – en-dehors des feux d’artifice et des distributions de vivres – , au public rigoureusement sélectionné, ainsi que leur inscription dans le cœur de la capitale.
L’Almanach des Muses est l’une des publications les plus pérennes de l’Ancien Régime à la Restauration, qui fait cohabiter tradition poétique et jeune création. Il offre une source inestimable pour l’étude de la sociabilité et le suivi des carrières littéraires. 276 auteurs ont été identifiés pour la décennie révolutionnaire. Le présent article essaie d’en reconstituer la sociologie et l’activité. Il dessine leurs parcours artistiques, leurs engagements, les solidarités et protections dont ils ont bénéficié, les risques qu’ils ont courus. Il s’agit aussi de comprendre le périmètre et les intentions d’une revue où cohabitent, au plus fort de la Révolution, des opinions et des esthétiques extrêmement diverses, et souvent opposées.
Auteur militant du théâtre patriotique, ayant vanté en l’an II La Prise de Toulon ou La Mort du jeune Bara, Briois propose à l’aube du Directoire Le Fermier d’Issoire ou le bon laboureur sur la scène de l’Ambigu Comique, haut lieu de la résistance jacobine. Il y défend le « libéralisme social » cher aux courants montagnard et girondin, et de nouveau à l’ordre du jour après l'échec du dirigisme de l’an II, le modèle du petit exploitant si souvent vanté dans la Feuille villageoise. Il propose, pour écarter les accapareurs et supprimer les intermédiaires, de multiplier les marchés : un transport assuré par le producteur minimiserait les coûts ; le rapprochement avec le consommateur et les concurrents favoriserait la transparence de l’échange.
La politique familiale révolutionnaire, qui statue tant sur la structure du couple (avec notamment l’instauration du divorce) que sur les liens de parentalité, trouve son expression sur les scènes théâtrales. Alors que l’Église, les pouvoirs publics, l’opinion même réprouvent l’adultère, il n’est aucunement un sujet tabou pour les dramaturges, d’autant que plusieurs y ont goûté et en font une source d’inspiration ou de règlement de comptes. Si la paternité n’était juridiquement possible que dans le mariage, la scène en offre une acception plus large et généreuse, encore qu’elle renvoie le plus souvent la femme au péché d’Ève – à elle la tromperie, à l’homme la mansuétude. Elle valorise la nation, alma mater de tous les enfants de la République, bouleversant, en l’an II particulièrement, le schéma traditionnel qui voudrait que le bonheur de la société, cette grande famille de citoyens, soit la somme de celui des familles particulières.
L'amour de l'art théâtral, dont témoigne la fréquentation des scènes professionnelles par une population sociologiquement large, ressort de témoignages individuels nombreux puisés dans les correspondances individuelles ou les Mémoires, celles de l'artisan comme celles du bourgeois, enrôlés ou non dans les armées républicaines qui leur permettent d'exercer leur curiosité à l'étranger. Il se décline aussi en de nombreuses pratiques collectives, de moins en moins privées, encouragées par les clubs jacobins puis par leurs opposants : le théâtre des amateurs connaît pendant la Révolution une efflorescence qui n'est pas seulement un héritage des pratiques éducatives ou des cercles de société. Quels que soient les règlements dont ils se dotent, copiés sur ceux des professionnels, les amateurs ont souvent sur les troupes classiques l'avantage du nombre et de la jeunesse, des moyens matériels assurés par leurs cotisations ou les saisies révolutionnaires. Relevant largement du domaine de la mondanité, leur activité bénéficie d'une reconnaissance sociale fondée sur la solidité et le renforcement de leurs liens maritaux, familiaux, amicaux, professionnels, maçonniques ou de voisinage. Ils souffrent en revanche d'une dichotomie sexuelle induite par leur horizon de recrutement, d'une médiocrité de talents souvent avouée, des aléas politiques qui se traduisent par une instabilité de leurs cénacles, soumis à épuration, et de leurs répertoires.
Quels furent les rapports de Georges Danton au théâtre, lui eut pour plus proche conseiller Fabre d'Églantine et pour ami Talma, et dont ses contemporains se plurent à relever la théâtralité des gestes ? Quelle postérité la scène lui a-t-elle offerte, de Rolland à Büchner, de Przybyszewska à Wajda ?
Cet article dresse un état des lieux de l'historiographie récente sur les arts de la scène en Révolution. Il traite tant des répertoires, de l'organisation des troupes (de professionnels ou d'amateurs) que de la critique et de la réception des oeuvres - dont il étudie la chronologie en rapport avec les événements politiques.
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En s'écartant des scènes parisiennes trop souvent privilégiées par les chercheurs et en dépassant l'exclusivité thématique cultivée par certains, cette enquête globale sur les théâtres provinciaux du Massif Central, au sein d'un empire culturel en plein recomposition, permet de renouveler les études sur la vie théâtrale au XVIIIème siècle proposées hier par Max Fuchs puis Martine de Rougemont, et de développer ceux engagés sur la Révolution française au sein du Centre d'Histoire Espaces et Cultures de l'Université Blaise Pascal. S'appuyant sur une présentation critique du corpus des sources historiques mobilisées, cette introduction envisage les différentes voies économiques, culturelles, sociales, politiques et esthétiques à emprunter pour saisir au mieux les mutations des pratiques théâtrales au sortir d'une décennie en tous points révolutionnaires et à l'heure d'une restructuration impériale menée au nom du retour à l'ordre culturel. Il s'agit de percer les rapports entre théâtre(s) et pouvoir(s) en observant au plus près les espaces du divertissement, les artistes, les répertoires et les publics.
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Il ne s'agit pas, dans l'espace limité d'un article, de passer en revue les différents champs dans lesquels les diverses strates de la bourgeoisie française ont pu, durant la décennie 1789-1799, exercer leurs appétits ou leurs appétences. Mais, partant d'un aperçu sur le goût alimentaire, d'inviter à un voyage forcément impressionniste qui déclinera les goûts vestimentaires et partie des goûts intellectuels et artistiques en essayant de montrer les critères de la distinction « bourgeoise », leurs attendus politiques et sociaux, dans le prolongement d'une identité ou d'identités affirmées durant le siècle.
Né à l'écriture dramatique avec la Révolution Picard, futur directeur de plusieurs des principaux théâtres de Paris, notamment sous l'Empire, excelle dans la comédie, souvent mêlée d'ariettes. Il tisse dans l'urgence, sur le canevas des circonstances, quelques oeuvres engagées et souvent courageuses, véritables révélateurs des tares intellectuelles et morales de ses contemporains. En 1793, avec La Vraie bravoure, puis en 1794 avec La Prise de Toulon, il paye son écot au théâtre patriotique, qui aime à développer le thème des obligations militaires et du sacrifice individuel à la défense de la République. Mais il ne dédaigne pas de se faire l'observateur critique de la réaction thermidorienne et du Directoire dans La Perruque blonde ou Médiocre et rampant, l'une contre les Muscadins, l'autre contre les affidés du ministère de l'Intérieur.
Dorfeuille trouve dans la Révolution, dont il se fait un fervent serviteur, un deuxième souffle artistique, produisant des saynètes patriotiques qu’il va déclamer devant les clubs jacobins des côtes atlantiques puis méditerranéennes, et invitant les militants à le rejoindre ensuite dans ses représentations du répertoire classique. Empruntant aux spectacles d’ombres et de lanternes magiques, fort de ses références religieuses et de sa connaissance de l’Antiquité, il met en scène des personnages allégoriques : Mme Liberté, Melle Constitution, l’aristocrate, l’émigré, l’Ancien Régime, etc. Proche des Cordeliers et héritier d’Hébert, son ton et ses gestes le mettent cependant en l’an II en porte-à-faux avec le discours officiel.
La réputation des Brigands de Schiller passe vite les frontières, et le public français cultivé s’intéresse à la pièce l’année même de sa création (1782). Elle est bientôt traduite ou jouée en allemand à Strasbourg. Mais son succès en France est surtout dû à la transcription qu’en offre La Martelière sous le titre de Robert, chef de brigands. Version épurée et appauvrie de l’original, elle intègre cependant en 1792 une partie des attendus du théâtre patriotique, dans un contexte de guerre et de revendications économiques favorables au message libérateur et fraternel porté par l’émule de Robin des Bois. Le succès, vérifié dans les reprises par les théâtres provinciaux et d’amateurs, est tel que des suites sont envisagées, qui n’entraînent pas la même ferveur. Surtout, le terme de « brigand » subit de rapides évolutions sémantiques et relève désormais de l’injure politique, successivement adressée à l’adversaire royaliste puis à l’ennemi jacobin. Le théâtre porte trace de cette évolution, souvent au détriment de l’intrigue, avant que, répression politique et judiciaire aidant, sous l’Empire notamment, le personnage du brigand ne fasse plus recette.
Les transcriptions théâtrales des cérémonies publiques en hommage aux martyrs de la Révolution française, ces Apothéoses en strophes ou en vers, contribuent puissamment à construire une mémoire collective, à la solliciter par l'imaginaire et l'émotion que tue parfois dans les défilés urbains un trop-plein de références académiques. De Mirabeau à Viala, en passant par Beaurepaire, Marat et Bara, au gré des événements et des nécessités révolutionnaires, le discours et l'esthétique évoluent considérablement, à la recherche d'une pédagogie des contemporains illustres que la décennie ne parvient pas véritablement à fixer, quoique d'une création à l'autre l'on répète volontiers ce que le Panthéon inscrit à son fronton : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ».
L'utilisation de l'histoire par le théâtre, la vraisemblance des intrigues et des costumes, font question durant toute la seconde moitié du XVIII e siècle. Voltaire alimente les débats autour de sa tragédie Sémiramis. Diderot, d'Alembert, Rousseau nourrissent à leur tour les controverses, s'interrogeant notamment sur la meilleure manière de rendre compte des violences des temps. La « tragédie patriotique », qui naît avec la Révolution française, portée par Marie-Joseph Chénier dès 1789, est l'héritière de ces réflexions : fondée sur des modèles historiques nationaux, elle prétend à un divertissement utile, politique et pédagogique. Mais elle doit cependant très vite s'effacer devant le récit à chaud des événements révolutionnaires.
Après le 9 Thermidor, après les grands procès qui amènent par exemple Carrier à la guillotine en décembre 1794, et en réaction aux journées de germinal ou de prairial an III, le mot « brigand » est retourné sur scène contre les dirigeants montagnards et jacobins, comme le montrent les quatre pièces étudiées : Tactique des cannibales, ou Des Jacobins, Les Jacobins du 9 Thermidor et les brigands, ou les Synonymes, Intérieur des comités révolutionnaires, ou les Aristides modernes, Le Brigand. Rappelant leurs faits et gestes, les topiques caricaturés de leurs discours, le théâtre accompagne et propage la chasse aux militants de l'an II, les renvoie aux cavernes de la déraison, à leur violence et à leur démagogie-accusations qui camouflent mal une critique sociale du peuple révolutionnaire. Tout en reprenant parfois à son compte une partie des arguments des journalistes monarchistes de 1789 et des combats catholiques contre la prétention des législateurs, cet art au service de la réaction thermidorienne contribue à fixer pour longtemps les images noires de la Terreur, réduite à ses aspects répressifs, et de Robespierre.
Le Théâtre de la République et des Arts, nouvelle dénomination de l’Opéra de Paris à partir de l’an V, vit avec un déficit financier chronique. Ni l’État qui le protège, ni les entrepreneurs privés qui se succèdent à son chevet, n’y pallient. L’ombre des anciennes gloires des années 1770 continue de planer sur l’institution, malgré l’importance des recrutements durant la Révolution. Elle est malmenée par les infidélités des premiers rôles, qui vont chercher ailleurs des salaires plus réguliers. Les créations sont rares durant le Directoire et contraintes par les thématiques patriotiques imposées par le ministère de l’Intérieur, favorable aux modèles antiques, à la gloire de la république et de l’armée citoyenne. Le théâtre n’a pas un rendement maximal : il fait régulièrement relâche pour des répétitions, des fêtes nationales, des remises de prix, des réparations, ou à cause des indispositions des artistes. Tandis que bien des auteurs protestent contre la perte de leurs revenus, le public n’est pas toujours au rendez-vous.